l n’existe pas, dans l’univers des projets digitaux, de moment plus important, plus pivot, plus révélateur que celui où un dirigeant s’assoit pour écrire son brief. Tant que l’idée de refonte, de nouveau site, d’application, de plateforme ou de campagne reste dans la sphère de la discussion, tout semble ouvert, malléable, excitant. Mais une fois le stylo posé sur le papier – ou plutôt, une fois le curseur clignotant dans le document vierge – c’est une autre histoire : les doutes affluent, les priorités se mélangent, les questions de budget s’immiscent, les arguments de chaque service remontent. Et l’on se rend compte que « parler du projet » et « définir le projet » sont deux actes radicalement différents.
Le brief, au sens noble, n’est pas un cahier des charges desséché ni un empilement de cases à cocher. C’est un document stratégique, une déclaration d’intention, un contrat moral qui lie l’entreprise commanditaire et l’agence sélectionnée. À travers lui, on ne transmet pas seulement des informations : on partage une vision, on clarifie des enjeux, on annonce des contraintes, on ouvre un chemin. Délivrer un brief imparfait, c’est comme tendre une boussole sans aiguille et s’étonner de voir l’équipe partir dans la mauvaise direction.
Voilà pourquoi Les Bonnes Agences tient tant à ce sujet : avant même de savoir si vous choisirez une structure locale ou nationale, un studio très créatif ou une agence processée, un freelance au profil hybride ou une task‑force de spécialistes, il faut vous armer d’une checklist silencieuse, presque invisible, qui vous garantira de briefer juste, donc de briefer utile. Nous allons la parcourir en profondeur, point par point, non pas comme une énumération rigide, mais comme un récit : celui d’un dirigeant lucide qui veut mettre toutes les chances de son côté.
Poser la question du « pourquoi » avant le « quoi »
Chaque projet digital part d’une impulsion : la concurrence avance, le site vieillit, l’équipe marketing veut un outil plus flexible, la direction commerciale réclame un tunnel de leads plus efficace, la marque cherche un écrin pour un lancement produit, un investisseur exige des métriques convaincantes. Cette impulsion, c’est un symptôme, pas un objectif. Or beaucoup de briefs s’écrasent dès la première ligne parce qu’ils décrivent le symptôme : « nous voulons refaire notre site », « nous voulons une app », « nous voulons un configurateur ».
La première étape, avant même de parler ergonomie, SEO, développement, budget ou planning, consiste à décortiquer le pourquoi. Pourquoi maintenant ? Quel problème précis essayez‑vous de résoudre ? Quel frein à la croissance voulez-vous lever ? Quel potentiel voulez‑vous exploiter ? Si vous répondez trop vite, vous resterez au niveau du symptôme ; si vous creusez, vous identifierez le nœud stratégique. Peut‑être qu’en réalité, le site actuel n’est pas obsolète ; peut‑être que seules deux fonctionnalités l’enlisent. Peut‑être qu’un nouveau module CRM suffirait. Peut‑être qu’une révision de l’offre éviterait de longues journées de développement.
Les agences performantes adorent cette clarté. Vous leur livrez un pain point délimité, nourri d’indicateurs, rattaché à des ambitions de chiffre d’affaires, de parts de marché, de recrutement, d’image. Vous ne dites plus « nous voulons un site ». Vous dites « nous voulons transformer 4 % de nos visiteurs en leads qualifiés, nous voulons doubler la pénétration de notre marque auprès des 25‑34 ans, nous voulons réduire le temps de traitement des devis de trois jours à vingt-quatre heures ». À partir de là, le quoi (site, app, tunnel, campagne) découle logiquement du pourquoi.
Nommer les cibles sans les caricaturer
Une agence lit cent briefs par an. Ne sous‑estimez jamais l’effet produit par un persona fantoche. « Nos cibles : les TPE, les PME, les collectivités, les associations et les particuliers ». Voilà typiquement la phrase qui fait lever les yeux au ciel. Non parce qu’elle est fausse – certaines entreprises, par la nature de leur offre, touchent un spectre large – mais parce qu’elle ne dit rien d’utile sur les motivations, la maturité digitale, les attentes concrètes de ces publics.
Avant de briefer votre agence, isolez vos trois ou quatre segments clefs et racontez‑les. Pas avec des titres marketing. Racontez ce qu’ils vivent, ce qu’ils cherchent, ce qu’ils redoutent. Si votre cœur de cible est un directeur d’usine dans l’agroalimentaire, décrivez sa journée, ses objectifs, sa manière d’acheter, ses contraintes réglementaires. Votre agence, armée de ces visions granulaires, saura orienter l’arborescence, la pédagogie, l’UX, le wording, les calls to action. Elle ne fera pas un site « grand public ». Elle fera un site pour Jean, 48 ans, patron d’un site de production ISO 22000, qui cherche d’abord à sécuriser sa chaîne d’approvisionnement avant de penser à innover.
Quantifier le succès avant de chiffrer le budget
On ne fixe pas un budget dans le vide. On le fixe face à un espoir de retour. La question n’est donc pas « combien pouvons-nous mettre ? » mais « que gagnerons‑nous si cela fonctionne ? ». C’est un renversement complet du raisonnement : le coût cesse d’être une douleur, il devient une monnaie que l’on échange contre une perspective de gains.
Si votre business plan montre qu’un nouveau site pourrait générer 200 000 € de marge sur trois ans, vous investirez plus sereinement 40 000 € dans sa création. Si un module de prise de rendez‑vous peut vous faire gagner cent réunions commerciales par an, vous accepterez dix mille euros de budget développement. Dans un brief, la vision économique est un phare pour l’agence : elle comprendra votre tolérance au risque, votre horizon de rentabilité, donc la formule d’accompagnement la plus pertinente.
Bien sûr, tout n’est pas monétisable. L’image de marque, la notoriété, la fierté interne, la simplification des process ont une valeur qualitative. Mais plus vous transformez ces valeurs en marqueurs tangibles — part de marché, taux de recommandation, économies de temps — mieux l’agence pourra calibrer ses réponses.
Éclairer le paysage concurrentiel au lieu de le survoler
Beaucoup de briefs collent trois liens sous le titre « concurrents » et passent à la suite. C’est insuffisant. Votre agence doit comprendre : qui menace vraiment votre visibilité ? Qui se positionne sur vos mots‑clés ? Qui investit dans l’UX ? Qui prend des parts sur LinkedIn ? Qui truste les médias ?
Ne vous contentez pas de dire « ils sont nos concurrents ». Dites comment ils vous challengent : prix, branding, tech, RSE, logistique, personnalisation, service client. Expliquez où vous perdez des deals, des candidats, de l’audience. Indiquez vos armes : innovation produit, implantation locale, savoir‑faire historique, certification X ou Y. L’agence lira votre brief et pourra formuler une stratégie distinctive : design, tonalité, fonctionnalités, storytelling. Sans cette matière, elle risque de calquer des tendances génériques.
Définir un calendrier réaliste, plat de résistance compris
Un site, une application, une campagne, ce n’est pas qu’une ligne droite. Entre le kick‑off et le go‑live, il y a des maquettes, des validations internes, des retours juridiques, des tests fonctionnels, des contenus à écrire, des photos à shooter, des modules tiers à brancher. Il y a surtout vos propres contraintes : comité de direction, saisonnalité, salons, fermetures annuelles, période haute des équipes IT.
Le brief doit tisser un calendrier qui tienne compte de tout cela. S’il est rigide, l’agence fera semblant d’y croire pour obtenir le contrat, puis décalera les jalons. S’il est flou, l’agence remplira les trous à son avantage et vous subirez des glissements.
Faites un rétroplanning macro : début de projet, jalon design, intégration, recette, mise en ligne. Insérez vos checkpoints internes. Ajoutez vos dépendances (signature du contrat d’hébergement, livraison du branding, formation des équipes). Montrez l’invariance – par exemple : « Le site doit être livré avant la convention nationale prévue le 14 octobre ». Cette clarté permet à l’agence de dire oui, non, ou oui sous condition, avant de signer.
Détailler les ressources internes disponibles
Un projet digital mené avec une agence, même la plus autonome, nécessite des relais côté client. Qui validera les maquettes ? Qui écrira les contenus ? Qui testera la plateforme ? Qui fera le lien IT ? Qui répondra quand l’agence aura des questions métiers ?
Dans un brief solide, on annonce dès le départ : nom, fonction, disponibilité, rôle. Cela évite bien des crispations. Si l’agence sait qu’elle aura un interlocuteur marketing dédié dix heures par semaine, elle dimensionnera ses comités éditoriaux à bon escient. Si elle comprend qu’aucune ressource interne n’est disponible pour la rédaction, elle chiffrera un forfait rédaction complet. Si le responsable IT n’est joignable qu’un vendredi sur deux, elle préparera les ateliers techniques en amont.
Ce point paraît administratif ; il est décisif. Un projet échoue rarement pour des problèmes de design ou de code. Il trébuche sur des vacuums de validation, sur des “je n’ai pas le temps” à répétition, sur des “on verra plus tard” qui décalent tout. Mieux vaut inscrire noir sur blanc qui fait quoi, quand, comment.
Préciser les contraintes techniques sans imposer de tunnel
Votre DSI possède un cloud privé ? Vous êtes soumis à des contraintes RGPD pointues ? Vous avez un ERP maison à connecter ? Vous devez passer par un SSO interne ? Vous voulez absolument un CMS open‑source ? Tout cela appartient au brief. Omettre une contrainte technique, c’est condamner l’agence à découvrir un mur en plein sprint. Plus vous déclarez tôt vos exigences, plus vous laissez l’agence proposer un design d’architecture pertinent.
Cependant, méfiez‑vous de la tentation inverse : écrire vous‑même la solution technique. À quoi bon payer une agence si vous décidez déjà du framework, du langage, du thème, de la stack CI/CD ? Contentez‑vous d’énoncer vos invariants : sécurité, évolutivité, interopérabilité, propriété du code source, coût de licence, compétences internes. Laissez l’expert recomposer le puzzle.
Anticiper la gouvernance de contenu
Le plus beau site s’essouffle si personne ne l’alimente. Avant de briefer, posez‑vous : qui écrira les articles ? Qui mettra à jour les fiches produit ? Qui publiera un communiqué de presse ? Qui validera la charte éditoriale, les guidelines SEO, le ton de voix ? Sans gouvernance, on assiste à un désert éditorial un mois après la mise en ligne.
Si vous n’avez pas la bande passante, dites‑le. L’agence proposera un forfait éditorial, une plateforme de rédaction déléguée, une formation interne. Si vous avez un service communication solide, précisez son niveau d’autonomie : accès full admin, validation juridique, fréquence de publication. Les agences détestent les surprises : savoir qu’un département impose trois niveaux de relecture légale change complètement la cadence de publication.
Prévoir l’après-lancement avant de commencer
Un projet digital ne s’arrête pas au “push to prod”. Le SEO démarre vraiment après l’indexation. Les data s’accumulent. Les bugs de production, ceux que la recette n’a pas vus, apparaissent. Les premières demandes internes affluent : ajouter un bloc, corriger une phrase, créer une landing pour un salon.
Le brief doit inclure un plan de vie post‑lancement : qui corrige, sous quel délai, selon quel circuit ? Qui valide une évolution ? Quel budget est prévu ? Avez‑vous un contrat de maintenance ? Un crédit d’heures ? Un support interne ? Mieux vaut tracer ces lignes avant de choisir l’agence, car toutes ne proposent pas le même modèle : forfait, TMA, régie, versioning, ticketing.
Renoncer au mythe du “tout compris”
Le plus grand ennemi d’un bon projet reste la croyance qu’un devis élevé inclut tout et un devis bas inclut l’essentiel. La vérité : aucun devis n’inclut ce qui n’a pas été exprimé. Si vous voulez un site multilingue dans six mois, dites‑le maintenant. Si vous prévoyez de greffer un espace client, dites‑le. Si vous pensez lancer un podcast, dites‑le. Tout n’a pas besoin d’être chiffré tout de suite, mais tout doit être envisagé pour orienter l’architecture et la maintenabilité.
Le “tout compris” est un poison relationnel. Il crée des frustrations, parce que chaque ajustement devient une discussion sur le périmètre. Mieux vaut un scope précis, un backlog d’évolutions, un devis clair, et une organisation pour prioriser ces évolutions au fil de l’eau.
Traduire l’ADN de marque plutôt que de recopier un moodboard
Un site, une app, une campagne digitale : chacun est un miroir de marque. Beaucoup de briefs collent trois captures d’écran de concurrents et écrivent “on aime ce style”. L’agence peut s’en inspirer, mais le risque est la dilution : un site qui ressemble à tous les autres. Si votre identité est forte, il faut la brander jusque dans le moindre détail : la tonalité des textes, la palette, la micro‑interaction, l’iconographie.
Plutôt que de montrer des références, parlez de votre histoire, de votre culture, de vos craintes, de vos audaces. Expliquez pourquoi vous existez. Racontez vos valeurs, votre marché, votre vision. L’agence digérera ce matériau et créera une direction artistique qui vous ressemble. Le résultat ne sera pas “joli », il sera juste. Et la différence, subtile, se sentira au premier scroll.
Installer la confiance dans le document
On l’oublie : un brief n’est pas qu’un cahier des charges. C’est une main tendue. Un signal de confiance. Quand une agence lit un brief travaillé, cohérent, nourri d’indicateurs, elle mesure le sérieux du client. Elle sait que la collaboration sera exigeante, mais aussi constructive. Et naturellement, elle mobilise ses meilleurs profils, elle donne son meilleur prix, elle se bat pour vous avoir.
À l’inverse, un brief flou, truffé de jargon contradictoire, ou recopié d’un modèle générique, pousse l’agence à un réflexe de défense : surchiffrage, délais étendus, clauses lourdes, ou pire : un refus poli.
Le brief est donc votre première arme de négociation : plus il est solide, plus vous attirez la qualité. Plus il est approximatif, plus vous ouvrez la porte à des prestataires approximatifs.
Se préparer à découvrir ce qu’on ne sait pas
Un bon brief, paradoxalement, n’a pas réponse à tout. Il pose aussi des questions. Il dit : “voici notre contexte, voici notre vision, voici ce que nous ignorons et sur quoi nous attendons l’expertise de l’agence”. Cette posture d’humilité déclenche une démarche consultative : l’agence ne se contente pas d’exécuter, elle éclaire.
Trop de dirigeants pensent qu’afficher des zones grises décrédibilise leur projet. C’est l’inverse. Reconnaître ce qu’on ne maîtrise pas indique qu’on a identifié la frontière de sa compétence et qu’on demande à l’agence de la franchir. Pour une agence, c’est un mandat précieux : elle sait qu’elle a le champ pour proposer, pour surprendre, pour innover.
Faire relire le brief par un non‑initié
Avant d’envoyer le brief, confiez‑le à quelqu’un qui n’a pas participé au projet. Un commercial, un financier, un stagiaire. Demandez‑lui : “Comprends‑tu l’enjeu ? Comprends‑tu nos cibles ? Vois‑tu d’éventuels angles morts ? » Cette relecture naïve révèle souvent des acronymes obscurs, des objectifs flous, des oublis flagrants.
Le but n’est pas d’ajouter cent pages, mais de lever les ambiguïtés. Un mot ambigu se multipliera en dix malentendus. Une phrase trop courte ouvrira la porte à l’interprétation. Un chiffre manquant créera un gouffre de devis. Clarifiez.
Envoyer, laisser reposer, itérer
Enfin, acceptez qu’un brief est un document vivant. Vous l’envoyez, l’agence le lit, pose des questions, vous répondez, le brief évolue. Cette itération est salutaire. Elle évite de figer à l’excès. Elle crée un dialogue, donc un alignement. Les meilleurs projets émergent là : aux intersections des questions-réponses, là où la compréhension mutuelle se construit.
Conclusion
La checklist avant de briefer une agence n’est pas un empilement de cases. C’est une démarche intellectuelle, un voyage intérieur dans la stratégie et la culture de votre entreprise. C’est un miroir tendu à vos objectifs, à vos contraintes, à vos ambitions. Plus vous le polissez, plus il reflète fidèlement votre vision.
Prenez le temps. Écrivez, réécrivez. Faites parler vos équipes, vos clients, vos partenaires. Nourrissez ce document jusqu’à ce qu’il raconte votre histoire sans contorsion. Alors, au moment de frapper à la porte d’une agence, vous ne tiendrez pas un brief ; vous tiendrez un cap. Et c’est cette différence, subtile mais décisive, qui fera qu’un projet deviendra un succès, au lieu de s’ajouter à la longue liste des budgets engloutis sans retour.