Conseil : quand la valeur se joue dans la salle de réunion, pas dans le code — cadrer son virage digital sans perdre son âme de consultant

Le métier de consultant commence toujours par une table blanche, un carnet de notes et, quelque part dans la pièce, un silence chargé de questions. Le client désigne une douleur, une ambition, un virage stratégique. On parle, on écoute, on dessine des schémas, on échafaude des scénarios. Puis vient la phase de livrables : présentations ciselées, matrices, feuilles de route, tableaux de bord. Jusque‑là, le numérique reste un support, un facilitateur, un canal d’échange. Et soudain l’idée germe : « Notre cabinet devrait avoir sa propre plateforme, pour diagnostiquer en ligne, suivre les plans d’action, animer une communauté de clients, créer du revenu récurrent ». Les yeux brillent ; on cite un concurrent qui s’est lancé ; on additionne les promesses : automatiser, scaler, “passer à l’abonnement”. La tentation est forte, surtout pour les structures de dix, vingt, trente consultants qui se disent qu’une bonne brique digitale les fera sortir du lot.

Le scénario est connu. On lance un chantier plateforme, on veut tout : un espace prospect qui calcule un score de maturité, un espace client qui suit la mise en œuvre des recommandations, un e‑shop de formations vidéo, un forum animé, un reporting en temps réel, des notifications push. On signe un devis qui semble raisonnable, on rêve d’une version bêta en six mois. Deux ans plus tard, tout le monde est lassé, le développeur a changé de cap, la plateforme fonctionne à moitié, et les clients continuent d’appeler leur consultant au téléphone pour demander « où en est notre plan d’action ? ». Entre‑temps, le cabinet a englouti une partie de sa marge, perdu des soirées à tester un bug tracker, appris le mot “backlog” et la phrase “on recale en phase deux”. La valeur ajoutée, elle, n’a pas bougé : elle tient toujours dans la pertinence d’un diagnostic, la finesse d’une recommandation, l’accompagnement du changement.

Chez Les Bonnes Agences, on pose d’abord une question simple : quel problème la plateforme résout‑elle vraiment ? Le consultant vend de la confiance, de l’expertise, un transfert de méthode. Si le client n’arrive pas à suivre ses plans d’action, est‑ce faute d’outil ou faute de sponsor interne ? Si un diagnostic en amont manque de leads, est‑ce parce que le formulaire n’est pas assez sexy ou parce que la proposition de valeur n’est pas claire ? Le numérique peut amplifier, il ne peut pas créer ex nihilo la clarté stratégique.

Il existe pourtant des plateformes qui font sens. Mais leur périmètre est calibré : un questionnaire de pré‑qualification pour repérer les prospects matures ; un tableau Kanban partagé pour piloter les actions post‑mission ; un portail documentaire où l’on dépose modèles et templates mis à jour. Trois briques simples, trois budgets mesurés, trois tests utilisateurs, et l’on voit immédiatement l’impact : moins de mails éparpillés, un client qui trouve le bon document, un scoring qui aiguillonne la prospection. Tout le reste — avatars gamifiés, badges, gamification du quiz — attendra un usage massif pour mériter sa ligne comptable.

Le premier arbitrage budgétaire, donc, consiste à écumer le cahier des charges jusqu’à ne garder que ce qui renforce le triptyque “diagnostiquer, recommander, donner envie d’appliquer”. Un diagnostic en ligne, par exemple, peut naître d’un simple Google Form exporté en PDF. Lissé graphiquement, il devient un livrable professionnel sans une ligne de code spécifique. Et s’il rencontre son public, on investira un peu plus : une base de questions branchée sur une logique de scoring automatisé, un rapport PDF généré, personnalisé. On aura alors une première preuve de vente pour justifier dix milliers d’euros d’évolution. Mais commencer par un configurateur drag‑and‑drop qui propose cent questions adaptatives, c’est se condamner à trois mois de specs et trois mois de QA avant la moindre ligne de revenu.

La tentation suivante est de vouloir un “hub client” complet. Le rêve : chaque mission a sa page, le plan d’action s’y met à jour tout seul, les parties prenantes coches les tâches, un reporting s’actualise pour le CODIR. Dans l’absolu, c’est pertinent — c’est d’ailleurs le cœur des grands outils de PPM ou de change management. Mais ces behemoths coûtent cher à intégrer et, surtout, ils imposent une discipline de saisie. Si votre client n’a pas la culture du suivi en ligne, il n’utilisera jamais votre hub. Vous aurez payé l’interface alors qu’un simple Trello privé, gratuit, aurait suffi. L’arbitrage budgétaire commence souvent par un test : un projet pilote géré sur Trello, Asana ou Monday, un export automatique en PDF pour la direction, et un retour d’expérience. Si les managers se connectent, cliquent, commentent, alors un hub maison ou un logiciel sous licence prend son sens. Sinon, continuez à rafraîchir le Trello. Ce qui compte, c’est la traction, pas la propriété du code.

Parlons de la formation en ligne. Beaucoup de cabinets imaginent un “Netflix de la compétence” qui alimentera la phase post‑mission. Oui, la formation mixte est un gisement de CA, mais elle obéit à deux règles : la qualité de la pédagogie et la force commerciale pour convaincre les entreprises de s’abonner. Or la plupart des cabinets sous‑estiment la production de contenus. Ils pensent que filmer un consultant en train de commenter ses slides suffira. On retombe ici sur la même logique que pour les formateurs indépendants : un module vidéo convaincant coûte en temps, en storyboard, en montage. Budgetiser une plateforme LMS sans budget équivalent en production est une fuite en avant. Mieux vaut commencer par un webinar mensuel gratuit ou un atelier Zoom payant, enregistré, proposé ensuite en replay à un tarif modeste. Mesurez le taux de complétion, le taux de réachat. Si la dynamique existe, le LMS trouvera sa place. Sinon, vous aurez évité une dépense irrécouvrable.

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Le CRM est un autre piège. Un cabinet de conseil vit de la relation et du repeat business. Un bon CRM est utile. Mais un CRM déployé trop vite devient un fardeau : fiches incomplètes, doublons, reporting faussé. Là où un tableur structuré aurait suffi, certains signent pour Salesforce full options. Trois mois plus tard, les commerciaux notent leurs leads dans leur carnet et mettent “xxx” dans les champs obligatoires du CRM pour passer au slide suivant. L’arbitrage budgétaire doit considérer non seulement la licence mais l’accompagnement au changement. Si vous ne prévoyez pas au moins une journée de formation par utilisateur et un coaching mensuel, laissez passer. Le coût caché d’un CRM mal adopté dépasse le gain espéré.

Puis il y a la tentation de la place de marché interne : mettre en relation consultants et clients, vendre des micro‑missions en “one‑shot”, créer un double‑sided market. La théorie est séduisante ; la pratique est une guerre d’acquisition. Pour qu’une place de marché vive, il faut un flux des deux côtés. Or votre cabinet est déjà la source de l’offre ; il vous faut attirer la demande — des clients qui ne vous connaissent pas. Cela réclame un budget marketing conséquent, une bande passante communautaire, un système de modération. Avant de rêver d’une marketplace, demandez‑vous combien de leads entrants vous recevez par mois. Si vous n’en avez pas au moins un par jour, la place de marché n’est pas un outil, c’est un gouffre.

Le plus grand danger, dans le conseil, est de confondre “industrialiser” et “informatiser”. L’industrialisation d’une prestation de conseil commence par des trames d’entretiens, des matrices d’analyse, des bibliothèques de livrables. Tout cela peut tenir dans un SharePoint bien rangé ou un wiki interne. Le consultant y puise, adapte, gagne deux heures qu’il consacre au client. L’informatisation, elle, arrive après : une base de connaissances structurée, un moteur de recherche sémantique, un générateur de rapports. L’arbitrage budgétaire, ici, doit respecter la séquence : d’abord la méthode, ensuite l’outil. Dépenser pour un knowledge management system quand vos consultants ne versionnent pas leurs slides est un non‑sens.

En filigrane, se trouve la question de la culture. Un cabinet de conseil vit de l’intelligence collective. Plus on ajoute de couches logicielles, plus on multiplie les silos de données. Un tableau de bord Power BI stupéfiant n’aura aucun impact si les seniors ne prennent pas le temps d’y entrer les chiffres. Un chatbot d’on‑boarding interne s’éteindra faute de questions parce que la véritable transmission se fait dans l’ascenseur. Le budget digital doit inclure un budget temps de communauté : des points de partage, des rituels, des mises à jour. Sinon, la plateforme devient un musée désert.

Et la question finale : comment s’assurer que chaque euro investi se transforme en valeur pour le cabinet ? La réponse tient dans un principe : piloter comme pour un client. On fixe un indicateur clé — taux de complétion d’un diagnostic, réduction du temps non facturable, augmentation du taux de réachat. On budgetise un sprint de trois mois. On mesure avant/après. Si l’indicateur bouge dans le bon sens, on passe à l’étape deux. Sinon, on corrige ou on arrête. C’est la méthode que vous appliquez à vos clients ; appliquez‑la à vous‑mêmes. Le pire écueil, c’est la plateforme “prestige” qu’on maintient par fierté personnelle alors qu’elle ne génère aucune marge.

Le numérique est un formidable accélérateur pour le conseil – à condition de rester un outil, pas une vitrine d’ego technologique. Les cabinets qui réussissent leur virage digital sont ceux qui alignent chaque fonctionnalité sur une question : « en quoi cela améliore‑t‑il la vie du client ou la nôtre ? ». Tant que la réponse est tangible, on finance. Dès qu’elle devient abstraite, on ajourne. Le consultant vend la clarté ; son propre projet numérique doit être un modèle de clarté. Sans quoi, la facture s’allonge et le client, lui, continue de jongler avec les PDF joints au mail.

Au bout du chemin, la plateforme qui reste — si elle reste — ressemble rarement au rêve initial. Elle est plus modeste, plus robuste, mieux câblée, et surtout plus utilisée. Chaque fois que le client se connecte, il trouve l’information dont il a besoin. Chaque fois que l’associé l’ouvre, il gagne un temps qu’il redéploie sur la vente ou la réflexion. Les garnitures graphiques viendront un jour. Pour l’instant, l’outil tourne, le cash revient, la valeur circule. Et c’est tout ce qu’on demande au numérique quand on vit du conseil : tenir la promesse sans voler la lumière.

Voilà la voie des investissements sobres, celle que Les Bonnes Agences recommande : une pièce après l’autre, un ROI à la fois, jusqu’à bâtir non pas un château de code mais une maison fonctionnelle où chaque consultant sait où poser sa mallette et chaque client sait où trouver sa réponse.

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